mountaincutters
Le Palais de Tokyo, musée parisien dédié à la création contemporaine, a exposé en septembre 2023 mountaincutters. Ce duo de jeunes sculpteurs met en scène la notion de soutien à travers des artefacts inspirés du passé humain et géologique. Leur oeuvre ouvre la discussion sur l’archéologie des pratiques du « care ».
A l’heure de notre première campagne de bourses, il nous a semblé intéressant de donner la parole à ses protagonistes. Il et elle parlent rarement de leur expérience d’artiste séparément, car c’est d’une complémentarité d’expérience qu’il s’agit.
FRIDA : Marion et Quentin, vous vous êtes rencontrés aux Beaux-Arts de Marseille. Depuis quand votre travail se conçoit-il et se met en oeuvre à deux ?
Nous avons effectivement commencé à travailler à deux très tôt aux Beaux-arts de Marseille. La pratique s’est déterminée pendant les cinq années du cursus, depuis disons 2012. Nous travaillions ensemble et nous avons eu envie de mettre un nom sur notre pratique, afin de rendre le travail à la fois multiple et anonyme. C’est pourquoi nous avons construit ce terme “mountaincutters”, qui détermine une entité hybride et collective, qui agit à travers son environnement.
Comment la notion co-dépendance et d’appui est-elle née et s’est elle imposée à chacun de vous comme un champ à explorer ?
Cette notion de co-dépendance est présente depuis le départ, elle est même presque l’origine de notre collectif. En commençant à travailler ensemble, nous avons vite constaté nos différences et manières d'”agir” dans la sculpture. Marion a une maladie auto-immune qui, à cette époque, était régulièrement en état de crise. Ses douleurs au niveau des articulations ont été déterminantes. Nous avons dû concevoir de nouvelles stratégies poétiques afin de continuer à travailler. Nous avons donc commencé à construire des tables sur roulettes, que nous nommons “prothèses”, des sortes d’outils permettant à Marion de tracter, déplacer et agir dans l’espace sans douleurs. Ces outils sont devenus des sculptures. Un corps fait pour un autre. Le dysfonctionnement est devenue une source créatrice.
Les enseignants des écoles d’arts et les curateurs s’intéressent-ils à l’expérience du corps empêché ?
Lors de notre cursus, nous avons surtout échangé longuement avec les enseignant.e.s-artistes qui nous suivaient et avons reçu du soutient de leur part. Certain.e.s comprenaient évidemment la nécessité de relier le vécu d’un corps empêché à notre pratique. Toutefois il était important de ne pas cristalliser notre travail uniquement autour cette histoire personnelle.
Nous avons toujours cherché des outils théoriques afin que notre travail puisse dépasser l’histoire intime et embrasser des questionnement plus vastes, politiques, poétiques. Ce vécu date maintenant d’il y a une décennie, et les problématiques dans les écoles d’art ont beaucoup bougé avec le temps. Ce genre de préoccupation est plus mis en avant aujourd’hui.
Les notions de « care », de vulnérabilité, de corps non-normé et des minorités au sens large sont très explorées, mais la questions précise du corps empêché est encore sous-représentée. D’une certaine manière, en tant qu’artiste ou étudiant.e sensibilisé.e par la question, c’est aussi une chose positive à saisir : tout reste à faire, il y a beaucoup de terrain à explorer !
Pouvez-vous décrire des relations de travail et/ ou des inspirations qui vous ont guidés ?
Durant notre parcours, et même encore maintenant, il y a une figure qui reste proche de nous, et qui nous accompagne depuis toujours – c’est d’ailleurs un artiste au corps empêché : il s’agit de Moondog. C’est un musicien qui était aveugle. Il embrasse beaucoup de choses, il a eu une vie radicale. Il a produit un corpus d’oeuvre inclassable avec une puissance créatrice dans laquelle encore aujourd’hui nous venons puiser/chercher de la force.
Lors de vos expositions, avez-vous des retours de personnes concernées par le handicap ?
Lors de la plupart de nos expositions nous avons peu de retours directs du public, et c’est assez frustrant d’une certaine manière. Mais pour notre exposition au Palais de Tokyo en 2023, nous avons eu la chance de pouvoir organiser une rencontre publique avec l’archéo-anthropologue Valérie Delattre, spécialiste entre autre de la question du handicap. Cela a été l’occasion d’aborder des questions de forme et de sculpture via le prisme scientifique de Valérie, de croiser les savoirs et remonter dans le temps afin de lire les premiers signes de soins apportés aux corps empêchés, non normés. Et de faire résonner des formes sculpturales présentes dans notre exposition avec des exemples historiques et des faits précis.
C’était passionnant pour nous de pouvoir créer ce dialogue. Dans ce cas précis, nous avons eu des retours et des discussions en direct avec le public, précisément sur cette question de l’empêchement, de l’accessibilité, de la position politique au sein de nos sociétés capitalistes et excluantes.
Dix ans après les Beaux Arts, parvenez vous l’un et l’autre à vivre de votre travail ? Quelles activités le permettent ?
Diplômés depuis presque 10 ans, nous commençons à gagner notre vie et à la stabiliser, notamment car nous vivons en Belgique et que nous avons récemment obtenu notre statut de travailleur des arts. C’est une sorte de chômage qui assure un revenu fixe les mois où il n’y a pas de travail. Mais la réalité économique est très difficile, nous avons longtemps travaillé “à côté” pour subvenir à nos besoins, payer les loyers de nos appartements respectifs et de l’atelier.
Dans notre entourage, la plupart des artistes ne vivent pas de leur pratique artistique complètement, car les revenus sont trop irréguliers. Cependant, il est possible de gagner sa vie avec du travail connecté au monde de l’art, comme faire de la régie d’exposition, du montage vidéo ou son, de l’assistanat d’artiste, de la médiation dans des musées, ou encore de l’assistanat aux sein de galeries…
Le temps consacré au développement est-il rémunéré ?
L’équilibre à trouver est complexe, car le temps passé à travailler pour gagner de l’argent réduit le temps disponible pour travailler à l’atelier. Le temps au développement est très difficile à comptabiliser, c’est une des problématiques que les institutions tentent de synthétiser afin de rémunérer plus justement les artistes avec qui elles travaillent… mais c’est bien souvent une grille tarifaire abstraite qui faut renégocier en fonction des particularités de chacun / chacune des artistes.
Accéder au site web des artistes
Expositions
2024
A Bruxelles du 3 au février au 17 mars 2024 Intuition musculaire – mountaincutters et Arnaud Vasseux – Galerie Eté 78
A Strasbourg du 19 janvier au 10 mars 2024 Méthodologies de l’incertitude – La chaufferie, galerie de la HEAR
2023
Expositions collectives :
Kyiv Biennal – Vienne
Isola, galerie Michel Rein jusqu’au 13 janvier 2024 – Paris 3e.
Exposition monographique :